Arthur et Eve, mariés depuis de longues années, ont eu trois filles. Eve pensait donner un sens à sa vie en créant pour ceux qu'elle aime un intérieur le plus harmonieux possible. Cependant, son goût obsessionnel pèse sur sa famille, ainsi que la grave crise de dépression qu'elle traverse. N'en pouvant plus, Arthur décide d'une séparation temporaire. Au cours d'un voyage en Grèce, il tombe amoureux d'une autre femme et souhaite l'épouser. Le père présente sa nouvelle compagne à ses trois filles et provoque un drame dans la famille.
Woody Allen avait changé de dimension après le succès de Annie Hall (1977), passant de l’amuseur potache au peintre plus délicat des tourments humain, sans pour autant se délester de son humour. Manhattan(1979) confirmera brillamment ses nouvelles aptitudes mais avant cela, Allen va s’essayer au pur drame intimiste avec Intérieurs. Le film est le premier de la mouvance européenne du réalisateur qui aura cours durant les années 80 et plus précisément sous influence de Bergman. Ce n’est pas forcément ça tentative la plus probante tant cette tonalité Bergmanienne est marquée dans le ton, l’interprétation et l’esthétique du film où plane notamment le fantôme de (entre autres) Cris et Chuchotements (1972). Le réalisateur saura s’approprier plus subtilement les vertus du maître suédois dans son excellent Comédie érotique d’une nuit d’été (1982) et loin de la lourdeur pesante dominant ici, le drame n’est jamais aussi puissant chez lui qu’en contrepoint à la comédie et l’ironie au sein d’un même film à l’image de son chef d’œuvre Crime et Délit (1989). En dépit de ses petits défauts, Intérieurs n’en reste pas moins un film captivant et poignant.
Le récit dépeint une famille brisée et s’apprêtant à se disloquer de manière plus profonde encore. Leurs trois filles devenues adultes et indépendantes, Arthur (E. G. Marshall) décide de quitter son épouse Eve (Geraldine Page) dont le caractère dépressif aura constamment perturbé leur vie de famille. Néanmoins celle-ci entretien le vain espoir d’une réconciliation avec son mari tout en sombrant toujours un peu plus dans la dépression. A travers les rencontres et le quotidien des trois filles du couple Renata (Diane Keaton), Joey (Mary Beth Hurt) et Flyn (Kristin Griffith) nous découvrirons les ravages sur leurs existences personnelles de cette famille dysfonctionnelle. Chacune des filles est une variante ou constitue un fragment du caractère torturé de leur mère. Eve, décoratrice d’intérieur aura façonné pour elle un foyer à l’agencement et aux couleurs savamment étudié et dont les caractéristiques (espacé, froid, neutre et d’un blanc clinique) représente finalement bien le fossé affectif et la distance définissant les membres de la famille.
Renata aura ainsi hérité du raffinement artistique de sa mère en devenant un brillant écrivain, mais elle dissimule un narcissisme et une constante peur de déplaire empêchant toute franchise. Joey aura quant à elle gardée une angoisse et insatisfaction de tous les instants qui ne lui permettra jamais de se construire sentimentalement comme professionnellement. Enfin Flyn est en quelque sorte le reflet des intérieurs sans âmes façonnés par sa mère, une actrice de seconde zone ne suscitant l’intérêt que pour son physique avantageux. Tout fonctionne en réaction involontaire de cette mère dont l'agitation les aura marquées durablement. Joey est l'agent du chaos dans son couple, Renata provoque ce chaos chez son époux insatisfait et à l'inverse Flyn l'évite en n'étant qu'une coquille vide.
La sophistication et la stylisation des décors enferment les personnages dans une sorte de prison mentale et géométrique, appuyés par les cadrages oppressant et la photo de Gordon Willis aux teintes neutres appuyant le sentiment de chape de plomb. Le scénario de Woody Allen est à la fois trop démonstratif dans les situations plombantes (tentatives de suicides, alcoolisme…) et plutôt subtil dans les dialogues, le passif opposant mari et femme, parent et enfant ainsi que la fratrie se jouant souvent sur les non-dits.
Pas de flashbacks ou de dialogues trop lourdement appuyés, le spectre irréversible du malheur semble accompagner une Geraldine Page fébrile dès sa première apparition. Le manque affectif et le besoin d’attention de Renata et Joey s’expriment ainsi dans leurs situations de couple complexe et le spectateur fera le lien à leur passé sans que cela se dévoile avec par le dialogue. L’atmosphère cafardeuse et le jeu des actrices suffit à distiller ce malaise latent tout au long du film et qui culmine avec une scène de mariage dépressive à souhait, le vrai enterrement qui conclut le récit semblant à l’inverse une libération.
Allen ne se montre explicite que dans une remarquable scène de catharsis et de confession que l’on pense rêvée, mais dont la réalité apportera un point d’orgue traumatisant au drame final. Ce n’est pas forcément subtil et assez grossièrement amené après la réserve qui aura dominé mais Allen orchestre un tel crescendo émotionnel (la construction de ce final semble vraiment un brouillon de celui de Comédie érotique d’une nuit d’été) qu’il marque durablement. La dernière scène est à l’image de l’équilibre ténu sur lequel repose le film avec ce plan lourdement Bergmanien réunissant les trois sœurs qui scrutent l’horizon. Le procédé et l’influence sont trop voyants mais la beauté formelle et l’émotion font tout passer. Imparfaite mais fascinante tentative de Woody Allen.
Sorti en dvd zone 2 français chez MGM